Extraits philosophiques

Libération

Pourquoi éduquons-nous ? Pour le bonheur intérieur brut, ou pour le produit intérieur brut ? Nous connaissons tous la réponse à cette question. L’école désirée est celle de l’épanouissement, l’école imposée est celle de l’utilité économique. Et l’épanouissement est supérieur à l’utilité économique. Tout humain épanoui est économiquement utile, mais tout humain économiquement utile n’est pas forcément épanoui. Nos sociétés sont, hélas, en faillite de l’épanouissement, et cette faillite est d’autant plus banalisée que l’épanouissement n’a jamais été leur but. Parce qu’elles ont de béantes lacunes en matière de sens et d’épanouissement, nos sociétés considèrent comme normal, inévitable, voire sain sur le plan statistique qu’il y ait autant de suicides pour dix mille habitants en leur sein.

Chaque décennie, plus de deux cent soixante-quinze mille personnes mettent fin à leurs jours au Japon. Cela représente une ville comme Strasbourg. En Chine, chaque décennie, deux millions huit cent mille personnes se donnent volontairement la mort – l’équivalent d’une ville comme Paris. Je ne prétends pas que l’éducation est seule responsable de ces drames, mais si Suicide Inc. était une société cotée en bourse, publiant ces atroces résultats trimestriels, l’éducation en serait un actionnaire important, sans aucun doute. On se suicide lorsqu’on est convaincu d’être inadapté à la société. Dans les tribus anciennes, tout humain du groupe était considéré comme adéquat a priori. Mais dans nos sociétés modernes, l’adéquation ne va pas de soi. À l’école, par exemple, si vous n’êtes pas en adéquation avec le système, c’est vous le coupable, pas lui. C’est une absurdité : l’homme construit des systèmes pour se servir, et ils finissent par l’asservir, lui. Cette situation se répète inlassablement dans notre histoire.
Prenons le cas français. Au début, l’école était considérée comme une corvée non pas par les enfants mais par leurs parents ! Pour les enfants, elle était en effet séduisante : entre assembler des bottes de foin et apprendre l’histoire de Jules César, le calcul était vite fait, et ce furent les parents qui s’opposèrent le plus volontiers à la scolarisation de leur progéniture, perçue comme une perte de temps. Aujourd’hui, cependant, comme l’école n’a que peu évolué dans l’art de susciter l’attention des élèves, ces derniers ont le choix entre les médias de masse sur Internet et leurs cours. Bien sûr, ce ne sont pas les cours qui gagnent. Et l’école, qui était autrefois la corvée des parents, est devenue celle des enfants.
À partir du moment où ce n’est plus à l’école de s’adapter à l’homme mais à l’homme de s’adapter à l’école, le ver est dans le fruit. Reprenons, par exemple, la métaphore du buffet. À l’école nous ne sommes pas notés pour ce que nous avons mangé mais pour ce que nous n’avons pas mangé. Quand une copie est corrigée, ce que l’on y voit, en rouge, c’est ce qui nous manque, pas ce que nous avons assimilé, qui va de soi. Ainsi, nous grandissons dans le conditionnement : nous apprenons à repérer d’abord que ce qui nous manque. Cela tombe bien, notre société est construite sur ce modèle, celui du manque plutôt que de la plénitude, de l’insatisfaction permanente plutôt que de la satisfaction simple, du négatif plutôt que du positif, etc.

En France, obtenir 20/20, c’est avoir mangé le buffet en entier, mais personne n’a cette note en moyenne. Si nous laissons trop d’assiettes pleines, nous passons en dessous de la moyenne, et nous échouons à entrer dans la classe supérieure, une humiliation. Or l’éducation nous prépare à la société, et plus elle sera violente, stressante, douloureuse, frustrante et anti fraternelle, plus notre société manifestera à son tour la violence, le stress, la douleur, la frustration et l’individualisme. Quand, chaque décennie, dix millions d’êtres humains – l’équivalent d’une ville de la taille de Séoul – décident de se donner la mort, ce n’est pas eux qui ont tort, c’est la société imparfaite où ils vivent. Il n’y a jamais de mal à être un homme. Ce qui ne va pas de soi, c’est l’humanité de la société, qu’il faut sans cesse construire, avec passion et vigilance.

Idriss Aberkane.
Libérer votre cerveau.
Robert Laffont, 2016.

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