Extraits philosophiques

Débattre

Boris Cyrulnik.
– Vous avez dit que la société vit de la mort de ses individus. Ne peut-on pas dire également qu’une société vit de la mort de ses théories? Car le plus sûr moyen d’assassiner une idée, c’est de la vénérer. À force de la répéter, on la transforme en stéréotype, au point que l’on peut la réciter en pensant au dernier match France-Angleterre! Faire vivre une idée, c’est au contraire la débattre, la combattre, chercher à tuer certains éléments qui la composent. Nous savons de toute façon que les causalités linéaires sont abusives; c’est nous qui les fabriquons pour donner au monde une vision réductrice et donc sécurisante. Dès l’instant où j’ai une certitude, la certitude est le meilleur de mes tranquillisants; or on connaît les effets des tranquillisants, ils font dormir et engourdissent la pensée. Aussi une petite angoisse, un petit débat, la petite mise à mort d’une idée permettent-ils de créer une autre idée, de faire vivre et faire naître une nouvelle théorie. Même raisonnement pour l’homme! Lorsque nos enfants arrivent au monde, pourquoi leur faut-il vingt à trente mois pour apprendre à parler notre langue? Il Y a en fait une genèse préalable qui les prépare à la langue. Lorsqu’ils arrivent à la langue, ils naissent à un autre monde, structuré auparavant par le récit de leur famille et de la société. Et lorsque l’on vieillit, c’est généralement là, au troisième âge, que l’on arrive à comprendre le sens de nos efforts, ce sens pouvant alors se mettre en récit. Il y a, à ce moment, une notion importante, celle de passer le relais à d’autres qui feront de nouvelles théories. Si l’on veut vivre, on est voué à débattre et à combattre, c’est évident.

Edgar Morin.
– Oui. Et j’ai d’ailleurs essayé d’établir une conception des idées en faisant la différence entre théorie et doctrine. J’appelais théorie un système d’idées qui se nourrit dans l’ouverture avec le monde extérieur, en réfutant les arguments adverses ou en les intégrant s’ils sont convaincants, et en acceptant le principe de sa propre mort, de sa propre biodégradabilité si par exemple des événements infirment la théorie. C’est du reste ce qui arrive dans les sciences, puisqu’il y a une compétition dans les théories: quand arrive une nouvelle théorie, plus complète que l’ancienne, l’ancienne accepte la mort. Une doctrine est une théorie, mais elle est fermée. Elle se réalimente sans arrêt par la référence à la pensée de ses fondateurs, dits infaillibles, du type « Marx a dit», « Freud a dit», références à un texte canonique, biblique, etc. Ces dernières veulent être une confirmation permanente de l’idée, quand quelque chose semble la contredire, quand la réalité présente un obstacle. Bien sûr, les doctrines peuvent vivre plus longtemps, car elles se blindent. Le plus souvent, elles peuvent tenir des siècles parce que l’on ne peut finalement les vérifier qu’après la mort: le paradis, l’enfer, la promesse de Dieu, etc. Mais même sur le plan des idées sociales et politiques, combien de temps des théories perdurent, alors que l’on a montré leur fausseté de multiples façons? Et pourquoi? Mais parce que les doctrines satisfont des désirs, des aspirations, des besoins. Regardez le marxisme – sous ses formes vulgaires -: il a été très rapidement démontré que ses prédictions en matière des classes moyennes et du prolétariat étaient fausses. Pourtant il renaissait, car il correspondait à une promesse, il cachait une religion. Et il a fallu attendre l’effondrement de l’Union soviétique pour que ce marxisme s’effondre. Vous avez également en sociologie des théories ineptes qui peuvent durer quarante ans … En fait, je pense que nous devrions vivre avec des théories et non pas des doctrines, c’est-à-dire des idées auxquelles nous croyons mais dont nous n’avons pas la certitude absolue. On peut être absolument certain d’un fait, mais sur des théories comme les théories physiques, celles de la connaissance, de la politique, de l’humanité, il y a incertitude … Pascal nous avait donné l’exemple en disant que l’on ne pouvait pas prouver l’existence de Dieu – la chose pourtant la plus sacrée pour lui. Pascal parie et je crois que nous le faisons aussi pour nos valeurs, valeurs dont on ignore si elles vont ou non se réaliser sur terre. Je suis persuadé que l’on peut et doit vivre avec de l’incertitude. La vie est une navigation sur un océan d’incertitude, à travers des archipels de certitude. Nous sommes dans une aventure collective inconnue, mais chacun vit son aventure. Chacun est certain de sa mort, mais nul n’en connaît la date ou les circonstances. Bien entendu, on risque alors d’être submergé par l’angoisse. À mon sens, la riposte à l’angoisse est la communion, la communauté, l’amour, la participation, la poésie, le jeu … toutes ces valeurs qui font le tissu même de la vie. La question est celle-ci: pensez-vous que nous sommes à une époque historique où l’humanité peut enfin assumer son destin – c’est-à-dire son destin de vivre une aventure inconnue -, ou bien avons-nous toujours besoin de mythes consolateurs et d’illusions formidables pour tenir?

Dialogue sur la nature humaine.
Boris Cyrulnik.
Edgar Morin.
L’aube, 2015.

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