Des contes et des hommes

La ligne droite

La ligne droite qui rêvait d’être un cercle Parfois, au cours du chemin, nous nous lassons de ce que nous sommes et rêvons d’une autre vie. C’est ce qui arriva à une ligne droite. Être si droite et monotone lui causait bien de la mélancolie, elle rêvait d’être un cercle, de prendre des risques, de rouler, de tanguer. Aussi quitta-t-elle sa vie plate et droite en quête d’un as de la géométrie qui saurait arrondir son destin…

Sur une grande plaine de papier, elle croisa la route d’une figure en équerre.
– Bonjour, ligne droite, je m’appelle angle, fit la figure.
– J’aimerais, angle, devenir un cercle, saurais-tu m’aider dans cette gymnastique?
– Je ne m’y connais guère en cercle, mais je peux t’apprendre à faire l’angle.
– Ce sera déjà ça, s’enthousiasma la ligne droite, si décidée à ne plus être droite.
– Il suffit que tu te plies en deux pour avoir, toi aussi, ton angle …
– Diable que c’est agréable, tellement plus coquin que de rester toujours droite.
– Mais le plaisir ne s’arrête pas là, ligne droite.
Si tu te plies à quatre-vingt-dix degrés, tu seras angle droit. Un peu plus de degrés encore et tu seras obtus, un peu moins et tu seras aigu. Vois-tu combien d’amusements nous sont servis?
On vit ce jour-là la ligne droite se tordre et se contorsionner en tous sens. Bientôt, pourtant, la routine revint. Lasse d’être angle droit, obtus ou aigu, elle reprit sa route. Une lettre de recommandation en poche, elle rejoignit le triangle, un cousin de l’angle. Quel personnage divertissant que ce triangle ! Il vivait acoquiné à une belle équerre de métal blanc et, les fins de semaine, il faisait de la musique dans un orchestre. Un petit bâton de métal le claquait, ensemble ils produisaient un son doux et fin.
– Mon cousin m’a prévenu de ta venue, je peux t’aider à devenir triangle, mais je ne connais rien aux cercles. Tu as appris à devenir un angle ; un triangle, rien de plus simple : il suffit que tu multiplies par trois ton effort, lui expliqua le triangle.
La ligne droite devenue angle avait le goût de l’aventure et le sens de l’effort, aussi se rendit-elle aux instructions précises de son hôte. La ligne se divisa en trois sections puis elle rejoignit la troisième à la première. Les angles la brûlaient de douleur; si longtemps droite, elle manquait encore de souplesse.
– Si tes côtés sont plus longs que ta base, tu es un triangle isocèle, si tes trois côtés sont égaux tu es un triangle équilatéral, pérorait le triangle tandis que la ligne droite transpirait dans les grandes largeurs, et de toute sa longueur.
Cette vie à trois angles lui convint un moment, mais la ligne droite continuait de se rêver ronde comme un œuf. Elle quitta ainsi le triangle et l’équerre pour trouver refuge chez le carré. Que d’efforts ce fut là encore ! Grâce aux conseils très carrés de son nouvel ami et au prix de contorsions douloureuses, la ligne droite se fit carré. Un carré sans sourire ni joie …
– Merci, carré, de m’avoir enseigné les gestes et les théorèmes, mais j’aimerais tant être un cercle que je vais devoir reprendre la route, se lamentait-elle.
Elle prit ainsi le large, une nouvelle fois, rêvant à son destin de cercle. Tandis qu’elle cheminait droite et seule, la ligne droite rencontra un melon. Elle apprécia immédiatement ses rondeurs gourmandes, envia cette agilité avec laquelle il roulait sur lui-même. Ils firent connaissance, la ligne se coucha près du melon, il cessa de rouler et l’écouta longuement. En long et en large, elle lui contait son rêve : devenir un cercle. Il raffolait de sa droiture, elle appréciait ses formes. Le monde est ainsi fait que l’on est attiré par son opposé. La ligne droite se sentait rougir, pourtant elle osa :
– Puis-je t’étreindre et t’embrasser? Serrée contre toi, j’épouserai ta rondeur et prendrai forme, je serai en délié ce que tu es en plein.
– Approche, belle ligne droite, arrondis-toi contre moi…
Elle fit le tour de lui, l’enveloppa de la moitié de son corps. Elle forma bientôt une demi-lune, puis une lune pleine au fur et à mesure qu’elle se lovait contre lui. Elle se vit ronde pareille à l’œuf et au ventre de femme abritant la vie, à la bulle de savon, à la perle fine, à la Terre. Elle se vit cercle, elle était le mouvement infini, la totalité, la perfection, le temps qui roule sans jamais se rompre. Émue, elle versa une larme. Une larme ronde.
La ligne droite devenue cercle reprit une nouvelle fois son chemin, émerveillée que rien ne fût jamais impossible ni figé en ce monde, comblée d’avoir écouté son désir et de s’être transformée au gré des rencontres.
Il y a peu, elle faisait des ronds dans l’eau et les enfants se jouaient d’elle. Elle était si heureuse.

Si le bonheur m’étais conté

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