Extraits philosophiques

Changer d’altitude

Les premières attentes

J’ignore ce qu’il en est pour vous, mais je suis toujours profondément touché dès lors que j’entends un enfant parler comme d’une évidence de ce que sera son avenir. Il ne fait aucune distinction entre ses rêves, ses espoirs et la réalité qu’il ne connaît pas encore. Quel que soit son âge, il s’imagine, une fois « grand », exerçant un métier qui lui plaît, riche et beau, père/mère et époux/épouse comblé(e). Il ne dit pas « si » cela arrivait, il dit « quand» cela arrivera. Je trouve en même temps merveilleux et effrayant de le voir ainsi faire confiance à l’évidence et au naturel; de le voir négliger, par ignorance, tous les aléas de l’existence et de la nature humaine, accidents, maladies, violences, méchanceté, injustices, qui se mettront en travers de son chemin. Je suis ému par cette candeur, cette naïveté confiante, en totale inadéquation avec la réalité de la vie, et elle me fait peur, à moi adulte, car je ne peux m’empêcher d’y deviner les premiers germes de la déception, de la souffrance, des désillusions à venir.
Ma crainte est la même pour les parents qui regardent leurs enfants grandir en les désirant heureux, intelligents, épanouis et en pleine santé. Qui projettent sur eux toute leur tendresse et leur amour mais qui se retrouvent totalement impuissants devant les détours du destin.

N’avons-nous pas tous été ainsi, à penser que notre existence serait comme nous l’avions imaginée, que la vie serait limpide et l’avenir, facile? Vous en rappelez-vous? Avez-vous encore accès aux émotions de l’enfant que vous étiez autrefois? Acceptez-vous celles qui vous traversent aujourd’hui?
Au-delà de nos différences, c’est cela que nous avons en commun: nos rêves et nos espoirs, notre fragilité face à la réalité de l’existence, la nostalgie de nos beaux souvenirs et notre angoisse devant ce temps qui file trop vite.
Aujourd’hui, que sommes-nous devenus, nous et nos aspirations? Le temps a passé et nous a fait vieillir. Nous sommes peut-être mariés, veufs, divorcés ou célibataires, en bonne santé, malades ou handicapés. La vie nous a offert tous les dégradés entre la beauté et la laideur. Nous sommes employés, chômeurs, retraités, patrons ou indépendants. Nous sommes pauvres ou solitaires, à moins que la chance, les opportunités que nous avons saisies ou les efforts auxquels nous avons consenti nous aient permis de devenir riches ou reconnus. N’avons-nous pas tendance à nous attribuer le mérite d’une réussite due au hasard ou à blâmer les autres pour nos échecs causés par notre propre aveuglement? Nous nous posons parfois des questions sur le sens de ce qui nous arrive, ou au contraire n’y voyons avec impuissance que de la fatalité. Et tout cela nous rend heureux, malheureux, ou indifférents, combatifs ou résignés, anesthésiés par la souffrance.

L’innocence d’autrefois s’est transformée subrepticement en réalisme, mélange de satisfaction ou déception, fierté ou frustration, joie ou tristesse, pour devenir ce qu’on appelle « maturité». Ne devient-on mûr qu’une fois nos rêves brisés, qu’une fois coupé ce lien qui nous rattache à l’enfant que nous avons été?
Comment en sommes-nous arrivés là? Que s’est-il passé en nous et autour de nous pour que nos espoirs les plus chers s’amenuisent si souvent au fil du temps, comme pour n’avoir finalement jamais existé? Pourquoi le monde et la vie nous transforment-ils à ce point? Je me suis toujours posé ces questions et ce livre me permet d’y réfléchir avec vous.
Il me semble que le problème se situe moins dans le temps qui passe que dans la manière dont nous sommes emportés par les vents de la vie; comment nous apprenons à y faire face pour essayer de les gérer, et surtout quel sens nous leur trouvons; dans notre besoin ou non de comprendre ce qui guide nos pas, de savoir d’où nous venons, où nous allons, et pourquoi …

Les vents de la vie
Ce qui nous atteint, dans ce monde, est aussi imprévisible et insaisissable que les vents. Sur le plan de la société, les modes, les tendances, les catastrophes naturelles, les guerres, la Bourse, sont comme les vents. De même que les attentes de notre entourage, les décisions politiques, les crises financières ou économiques, les conséquences de la mondialisation ou des changements climatiques.
Sur le plan individuel, également, la santé, les maladies, les accidents, les deuils, les rencontres, les succès, les crises, les échecs, l’amour, la chance, sont aussi capricieux que les vents.
La plupart des événements de la vie surviennent à l’improviste, nous prennent par surprise, sans que nous ayons pu nous y préparer, et, comme les vents, nous entraînent vers l’inconnu.
Nous avons donc a priori de bonnes raisons de nous méfier des vents de la vie …

Pensez à ces événements hors de notre contrôle qui bouleversent les existences les plus stables et tranquilles, qui perturbent les projets et les destins. Il faut souvent si peu pour que tout bascule. Une maladie, un accident, une rencontre ou un divorce. Un changement de régime politique ou social. Une catastrophe naturelle. Une crise financière.
Qui que nous soyons, portés ou cassés par les circonstances, nous sommes simplement, en fin de compte, des êtres en quête d’épanouissement. Nous cherchons à nous en sortir le mieux possible malgré les turbulences. Nous sommes donc à l’affût de tous les moyens qui nous permettront d’atteindre nos buts, contre vents et marées, que nous ayons les plus hautes ambitions ou que nous nous arrêtions à la quête un peu vague de bonheur, de sécurité et de confort. Nous avons besoin des outils nécessaires pour nous construire, apprendre des manières de faire et de nous comporter, développer des stratégies de vie.
Il n’est pas toujours facile de comprendre quelle est notre responsabilité dans le déroulement de notre histoire. Nous reprocherons à l’existence, parfois avec raison, de ne pas nous avoir mis dans les conditions les plus favorables pour réussir, et en tirerons la conclusion que nous n’avons aucune chance d’atteindre nos buts. Le rêve se brisera alors, parfois déjà dans l’enfance, ce qui engendrera l’abattement ou la révolte qui caractérisent ceux qui n’ont plus rien à perdre.
N’oublions jamais que la responsabilité n’est pas liée à la situation dont nous héritons, mais à ce que nous allons en faire! Ne pas comprendre cette première règle est une auto condamnation à une vie de lamentations et de frustrations.
À moins de croire à la réincarnation et aux théories du karma – mais je préfère commencer par me limiter à notre vie actuelle, qui est déjà suffisamment compliquée -, je ne vois pas comment nous pourrions être responsables de ce que l’existence nous fait subir. En revanche, nous sommes pleinement responsables de notre manière d’y réagir.

Pour construire notre vie, nous aurions besoin d’apprendre des stratégies, alors qu’en réalité nous apprenons plutôt des visions du monde. Nous devrions développer des manières de nous comporter avec nous-mêmes et avec les autres, trouver des indices pour comprendre ce qui nous arrive et comment y faire face, deviner ce qui se cache derrière le voile du visible. Au lieu d’être conditionnés dans des certitudes, il faudrait saisir qu’il existe des milliers de manières de penser, des milliers de réalités différentes. Notre éducation, en famille ou à l’école, nous présente trop souvent l’existence d’une façon univoque et instille en nous des croyances d’autant plus profondes que nous admirons ceux qui nous les transmettent. Un trader de Wall Street, une famille évangéliste et des militants syndicaux vivent sur la même planète, mais pas dans le même monde. Leur vision de la réalité dépendra de leur éducation, des expériences qu’ils auront faites et des croyances qu’ils auront acquises. Pourtant, chacun sera certain d’avoir raison et se battra pour le faire savoir.

Bertrand Piccard.
Changer d’altitude.
Stock, 2015.

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