Extraits philosophiques

Oui à la vie

Dire «oui» à la vie

Nous sommes tous confrontés à un certain nombre de faits que nous n’avons pas choisis, que nous n’avons pas voulus et qui nous sont en quelque sorte imposés : c’est ce que j’appellerais le « donné» de la vie. C’est notre lieu de naissance, notre famille, l’époque à laquelle nous vivons; c’est notre corps, notre personnalité et notre intelligence, nos capacités, nos qualités, mais aussi nos limites et nos handicaps. Ce sont aussi les événements qui surviennent, qui nous touchent directement, mais sur lesquels nous n’avons pas de maîtrise et que nous ne pouvons pas contrôler. Ce sont les maladies, les aléas économiques, la vieillesse et la mort. C’est le « sort» de l’être humain.
On peut le refuser et vouloir que les choses soient autrement. On souhaiterait presque tous ne pas vieillir, ne jamais être malade, ne pas mourir. Certains rejettent leur culture, leur famille, leur lieu de naissance. D’autres n’aiment pas leur corps, leur tempérament, et souffrent de certaines limitations physiques ou psychiques. Ce refus est parfaitement compréhensible et légitime. Et pourtant la sérénité, la paix intérieure, la joie ne peuvent nous échoir sans un acquiescement à l’être et une acceptation profonde de la vie telle qu’elle nous est donnée, avec sa part d’inéluctable. Ce « oui» à la vie ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas chercher à évoluer, à modifier ce qui peut l’être, à contourner des obstacles évitables. On peut quitter un pays qui nous oppresse, s’éloigner d’une famille mortifère, développer des qualités, transformer certains handicaps physiques ou blessures psychologiques pour en faire des atouts. Mais ces changements ne peuvent intervenir que sur ce qui est modifiable, et ils ne nous seront profitables que si nous les opérons sans rejet violent du donné initial de notre vie. On peut ainsi intervenir sur son apparence physique, mais nul ne peut éviter à son corps de vieillir. On peut prendre de la distance avec ses parents et sa famille d’origine, mais il sera impossible de trouver la paix intérieure si cette distance repose sur un ressentiment permanent, sur une haine tenace, sur un refus de ce qui a été. La sagesse commence par l’acceptation de l’inévitable et se poursuit par la juste transformation de ce qui peut l’être.
Cette compréhension est au fondement même d’un grand courant philosophique de l’Antiquité gréco-romaine qui s’appelle le stoïcisme. Le nom de cette école de sagesse – stoa, le portique – provient banalement de la Stoa Poikile, un célèbre portique décoré de fresques qui servait de point de repère aux Athéniens et sous lequel Zénon, le père du stoïcisme, délivrait ses enseignements. De nombreux penseurs ont pratiqué la philosophie stoïcienne, du IVe siècle avant notre ère jusqu’au VIe siècle de notre ère, soit pendant près de mille ans. Les philosophes stoïciens appartenaient à toutes les couches de la société, de l’empereur Marc Aurèle à l’esclave Épictète. Ce dernier, qui a vécu au 1er siècle, a parfaitement résumé dans son Manuel la distinction entre «ce qui dépend de nous» (l’opinion, les désirs, l’aversion …) et qu’il nous appartient librement de transformer et « ce qui ne dépend pas de nous» (corps, condition de naissance, réputation …) que l’on doit accepter. Épictète faisait remarquer à juste titre que nous voudrions bien souvent changer ce qui ne dépend pas de nous et ne pas faire évoluer ce qui dépend pourtant de nous. Une telle attitude ne peut conduire qu’au malheur et au ressentiment.
C’est ce qu’illustre aussi la célèbre métaphore de la persona – le masque. Pour les stoïciens, en effet, nous ne sommes pas maîtres du destin, c’est lui qui nous installe dans un «rôle» prédéterminé, nous affublant en quelque sorte d’un masque comme ceux que portaient les acteurs de l’époque et qui permettaient aux spectateurs de reconnaître chaque personnage dans son rôle: le roi, l’esclave, l’épouse, le traître, le héros … La sagesse, disent-ils, consiste à savoir habiter ce masque grâce à la proaïirésis, la liberté de choisir, non pas son rôle, mais la manière de l’endosser. « Souviens-toi que tu es un acteur qui joue un rôle dans une pièce qui est telle que la veut le poète dramatique. Un rôle bref s’il veut que ce rôle soit bref, long, s’il veut qu’il soit long. S’il veut que tu joues le rôle d’un mendiant, veille à jouer ce rôle avec talent; ou un boiteux, ou un magistrat, ou un homme ordinaire. Car ce qui t’appartient, c’est ceci : bien jouer le rôle qui t’a été donné. Mais choisir ce rôle appartient à un autre », affirme Épictète. Ainsi, indépendamment de la position sociale, de l’apparence physique, des qualités et des défauts que la nature lui a donnés, tout individu peut et doit devenir pleinement humain grâce au travail sur lui-même, un travail qu’il a la liberté d’exercer. «Ne cesse pas, réalise ton œuvre et joue le rôle de l’homme boni », insiste également Sénèque, en soulignant que chacun a la liberté de se rendre maître de soi, quel que soit le rôle extérieur qui lui a été dévolu.
C’est aussi cela qu’a compris le prince Siddhârta.
Le futur Bouddha évoluait pourtant dans un tout autre contexte, celui de l’Inde du VIe siècle avant notre ère. La tradition bouddhiste nous dit que ce prince a tout ignoré du malheur jusqu’à l’âge adulte; il n’était entouré que d’individus jeunes et en bonne santé, et son père avait même interdit qu’il franchisse l’enceinte du palais afin que rien de désagréable ne vienne le heurter. À quatre reprises, Siddhârta réussit quand même à sortir du palais, et à quatre reprises, il vit ce qu’il ne devait pas voir: un vieillard, un malade, un mort et un ascète. Il en fut si interloqué qu’il interrogea son fidèle cocher, lequel lui révéla que, quels que soient leur pouvoir et leur richesse, tous les êtres vieillissent et ne sont épargnés ni par la maladie ni par la mort. Révolté par ce « sort» de l’humain, décidé à le vaincre, Siddhârta s’enfuit pour rejoindre les ascètes des forêts, se soumettant aux pratiques extrêmes qui leur procuraient des pouvoirs extraordinaires. Mais il se rendit vite compte que même ces pouvoirs ne pouvaient avoir raison du donné fondamental de la vie : comme tout être vivant lui aussi finirait par vieillir et mourir. Alors Siddhârta quitta les ascètes et s’en fut sous un arbre pour méditer; c’est à ce moment qu’il atteignit l’éveil et devint « le Bouddha» (littéralement, «l’éveillé »). Ce qu’il comprit, c’est qu’il faut accepter le donné de la vie plutôt que le combattre et chercher à éliminer le malheur par une réponse intérieure. C’est par la connaissance de soi et par un travail de transformation profonde que nous pouvons atteindre une véritable sérénité.

Frédéric Lenoir.
Petit traité de vie intérieure.
Pocket, 2014.

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