Extraits philosophiques

Hallucination négative

HALLUCINATION NÉGATIVE

L’hallucination négative est classiquement considérée comme un phénomène hypnotique. À la différence de l’hallucination positive qui consiste à percevoir des choses qui n’existent pas, dans l’hallucination négative, le sujet ne perçoit pas des choses qui existent.

Nous étions une bonne vingtaine, physiciens, philosophes, psychologues, professeurs d’université ou chercheurs, pour la plupart de «haut niveau », comme on dit, à participer à une table ronde interdisciplinaire.

Expérience: un psychologue spécialisé en sciences cognitives nous dit: «Vous allez voir un film dans lequel cinq joueurs habillés en noir se passent une balle, un peu comme dans une partie de basket-ball, tandis que cinq joueurs habillés en blanc se passent une autre balle. Je vous demande simplement de compter combien de passes effectuent les joueurs habillés en blanc. »

Le film commence, et pendant quelques minutes, on aperçoit les deux groupes de joueurs, plus ou moins mélangés, n’arrêtant pas de se déplacer, effectuant leurs passes. On s’évertue à compter, tant bien que mal, les passes des blancs, et l’on arrive à environ treize ou quatorze passes, les avis diffèrent quelque peu.

À ce moment, le psychologue demande: «Avez-vous remarqué quelque chose de spécial, dans ce film?» Tous les sujets se regardent, étonnés et perplexes. «Vous n’avez rien remarqué? Je vais vous repasser le film, regardez. » Le film redémarre et, à la stupéfaction de tous, un individu déguisé en gorille apparaît sur l’écran, se promenant parmi les joueurs en prenant son temps, s’arrêtant même pendant plusieurs secondes pour faire de grands signes aux spectateurs, avant de repartir sans se presser.

Aucun de nous ne l’avait vu. Tous, sans exception, nous avions effectué, comme si nous étions hypnotisés, une hallucination négative de ce «gorille» alors qu’il était parfaitement visible, simplement parce que, premièrement, nous focalisions notre attention sur autre chose et, deuxièmement, ce gorille était parfaitement incongru dans la scène.

Combien de réalités ne percevons-nous pas parce que nous avons pris l’habitude de focaliser sur autre chose, parce qu’elles paraissent incompatibles avec ce que nous croyons savoir?
Dans quelle mesure ne passons-nous pas notre temps dans une sorte d’hypnose de tous les jours, une hypnose fermée l, rigide, nous empêchant de percevoir le neuf?

Ce que nous considérons être nos représentations du réel n’est jamais neutre. Elles sélectionnent dans la réalité les éléments qui nous semblent pertinents, en fonction de nos croyances, de nos intérêts, de nos désirs, de nos craintes. En outre, elles comportent toujours une part d’évaluation selon des critères très souvent implicites. Elles coproduisent des créalités sélectivement. Les difficultés surviennent quand elles le font d’une manière trop rigide et trop implicite.

C’est quelque chose que Charles Darwin semblait avoir bien compris. On raconte qu’il se promenait toujours avec un carnet et un crayon pour prendre des notes. Jusque-là, rien de bien remarquable. Ce qui l’est peut-être davantage c’est que ce carnet lui servait à noter toutes les idées qui lui venaient non pas en faveur de sa théorie de l’évolution, mais en sa défaveur. Il avait la sagesse de savoir que ce seraient les contre-exemples, les objections, les critiques potentielles qu’il aurait le plus facilement tendance à oublier.

Thierry Melchior.
100 mots pour ne pas aller de mal en psy.
Seuil, 2003.

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