Extraits philosophiques

Dexter

« Il y a toujours un moyen de rétablir l’ordre. »

Les liens du sang

Sous des airs bien connus de série policière, Dexter cache cependant une étrange ambivalence. L:opposition habituelle entre le policier et le criminel se situe ici à l’intérieur du même personnage. Le jour, Dexter Morgan est expert médico-légal pour la police de Miami: il analyse les projections de sang laissées sur les scènes de crime et participe ainsi au travail de la justice en aidant à la traque légale des tueurs. Mais la nuit, il se lance dans une autre chasse avec de nouvelles règles et devient tueur en série de tueurs. Pendant toute la 1èree saison, personne ne se doute de ses activités nocturnes et surtout pas sa sœur, Deborah, elle-même policier, ni même sa petite amie, Rita. Dexter est devenu un maître dans l’art de la dissimulation. Depuis sa plus tendre enfance, il ressent des pulsions meurtrières. Mais son père lui a appris à les maîtriser en les mettant au service d’un certain idéal de justice. Justicier de l’ombre, il punit en les éliminant les criminels qui, pour une raison ou une autre, échappent à la justice des hommes. L:action alterne ainsi entre la plus grande douceur comme lorsque Dexter plaisante avec sa sœur ou joue avec les enfants de Rita, et la plus grande des violences, comme lorsqu’il enfonce la mèche d’une perceuse dans le crâne d’une de ses proies. De même tout se passe à Miami, présentée elle aussi comme une ville aux deux visages avec d’un côté des saveurs douces et épicées, du soleil et de la musique plein les rues, et, d’un autre côté, une ville à la géographie morbide, dans laquelle on retrouve des corps en morceaux et des chambres d’hôtel inondées de dizaines de litres de sang. Entre tous ces différents visages, ces ambivalences et ces contradictions, seul le sang fait le lien, élément commun au jour et à la nuit et à propos duquel toute la question est de savoir si l’on peut justifier le fait qu’il soit versé.

La tension particulière de cette série naît donc de l’ambivalence du rapport de son personnage principal à la justice: Dexter est un tueur qui tue, certes, mais pour rendre justice. D’un côté on ne peut que comprendre son souci de rétablir l’ordre en punissant des criminels qui resteraient sinon impunis par la justice des hommes. D’un autre côté on ne peut qu’être dérangé par la transformation du justicier en bourreau. La violence des châtiments qu’il inflige renverse les valeurs et finirait presque par transformer le criminel en victime. Entre punition et vengeance, entre mesure et violence, le personnage de Dexter met à l’épreuve toutes nos certitudes établies en termes de justice et incarne le drame d’une justice qui tente de réparer l’irréparable: l’infinie de la souffrance humaine. Suffit-il de rendre coup pour coup pour que justice soit rendue? Punir le criminel permet-il de corriger le crime? Si d’un côté Dexter fait en sorte de ne pas laisser de crimes impunis, d’un autre côté, le moyen qu’il emploie ne fait que répéter la violence à laquelle la justice devait mettre un terme. Finalement, Dexter est-il un justicier qui va au bout de son idéal ou un meurtrier un peu plus malin que les autres?

Entre légalité et légitimité: la figure du justicier

La première expérience de la justice est souvent une expérience négative. On est confronté à son absence ou à sa privation à travers l’expérience de l’injustice. Dès que l’on subit un tort, l’indignation est immédiate et les enfants eux-mêmes, dès leur plus jeune âge ont déjà le réflexe de s’exclamer « c’est injuste! ». Personne n’est insensible à l’injustice et tout le monde semble capable de la reconnaître. Le justicier se distingue pourtant des autres hommes parce que pour lui la justice instituée par les hommes ne correspond pas à la justice idéale dont il a conscience. Dès lors, le justicier n’est-il pas celui qui prend le risque d’une certaine injustice pour réaliser un idéal supérieur de justice? Mais est-ce seulement cohérent?

Depuis la figure mythique d’Antigone, qui décide d’enterrer son frère Polynice, malgré les lois que son oncle Créon a instituées et qui interdisent une telle inhumation, le justicier est celui qui fait régner un principe de justice supérieur, souvent d’origine divine, là où la justice des hommes laisse subsister de l’injustice. Antigone s’érige en justicière parce qu’elle proclame qu’aucune loi humaine ne peut aller contre les lois de la justice naturelle qui se révèlent à la conscience de tout homme. Être juste revient ainsi à suivre ces lois supérieures, même si pour cela il faut en venir à transgresser les lois des hommes. Dans la série Dexter, le héros incarne lui aussi une figure de justicier puisqu’il ne supporte pas que certains criminels puissent échapper à la justice des hommes. Mais comment dire que ces personnages sont justes alors même qu’ils désobéissent aux lois? De telles révoltes n’introduisent-elles pas une contradiction au cœur même de la notion de justice? La figure d’Antigone, tout comme celle de Dexter, invite en fait à distinguer, à la manière d’Aristote (IVème siècle av. J-C) deux façons d’être juste. « [ … ] de toute évidence, l’homme juste sera à la fois celui qui observe la loi et celui qui respecte l’égalité », écrit-il, délimitant par-là deux significations de la justice: la légalité – suivre les lois – et la légitimité – respecter le principe d’égalité. Antigone et Dexter sont tous les deux justes dans le second sens. Antigone suit les lois de Zeus qui prescrivent une égalité de traitement pour tous les morts, quelles que soient les fautes qu’ils aient pu commettre au cours de leur vie. Dexter, lui, suit le précepte de son père adoptif qui lui enseigne qu’on « tue pour servir un but valable sinon c’est un simple meurtre, compris? » (lx3).

Or dans l’esprit de Harry, le but valable, c’est punir le criminel en lui ôtant la vie, comme il a ôté la vie de sa victime. Dexter comprend cet idéal d’égalité comme une exigence de rétablir l’ordre, comme il le répète souvent, et par là comrve un moyen de rendre effectivement justice. Bien qu’il ne respecte pas la loi de son pays, Dexter incarne une figure de justicier, puisque comme Antigone, ses actes respectent l’idéal d’égalité de la justice. Bien qu’ils ne soient évidemment pas légaux, les meurtres que commet Dexter seraient donc légitimes parce qu’au nom du principe d’égalité, il refuse l’injustice qu’il y aurait à laisser un criminel impuni. Si le criminel a versé le sang d’un innocent, il est juste qu’à son tour, son sang soit versé. Mais l’égalité permet-elle vraiment de définir la justice? Suffit-il de rendre la pareille pour que justice soit rendue?

Rendre justice = rendre la pareille?

Mettre l’égalité au principe de la justice comme le fait Dexter au cours de ses chasses nocturnes trouve, semble-t-il, une formulation adéquate dans la fameuse loi du talion « œil pour œil, dent pour dent ». Dexter punit ceux qui ont fait couler le sang d’innocentes victimes en faisant couler leur sang. Or, bien qu’elle exprime une parfaite égalité, on pense souvent que cette loi est une loi de vengeance infinie et de cruelle répétition de la violence qui n’aurait donc rien à voir avec le fait de rendre justice. Mais lorsqu’elle est correctement comprise, elle est pourtant une loi de justice, comme l’explique le philosophe Emmanuel Levinas (1905-1995). loin des nuits chaudes de Miami, dans un chapitre de son livre Difficile liberté, d’où est extrait le texte suivant:

« Ah! la loi du talion. Que de pieuses colères soulèves-tu dans un monde où ne règnent par ailleurs que douceur et amour!

« Si quelqu’un fait périr une créature humaine, il sera mis à mort. S’il fait périr un animal, il le paiera corps pour corps. Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même, on agira à son égard: fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent; selon la lésion qu’il aura faite à autrui, ainsi lui sera-t-il fait. Qui tue un animal doit le payer ct qui tue un homme doit mourir. Même législation vous régira, étrangers comme nationaux; car je suis l’Éternel votre Dieu à tous [ … ].

Fracture pour fracture! Sévères paroles mais nobles d’exigence. Dans leur rigueur, elles commandent de très haut. Admirons-en la fin, du moins, qui énonce l’unité du genre humain.[ … ] Dent pour dent, œil pour œil- ce n’est pas le principe d’une méthode de terreur; [ … ] ce n’est pas une façon de se complaire dans la vengeance et la cruauté où baignerait une existence virile.[ … ] Le principe d’apparence si cruel que la Bible énonce ici ne recherche que la justice.

Si Dexter fait bien œuvre de justice lorsqu’il tue des tueurs, c’est parce qu’il ne cherche pas à se venger, mais simplement à punir. Dans la vengeance, il n’y a pas d’intervention de tierce personne extérieure au conflit et la violence de la réponse dépasse souvent celle de l’outrage subi. Du coup, si celui qui se venge est bien animé d’une intention de justice – ne pas laisser un crime impuni et réparer le tort qu’il a subi -, le moyen qu’il emploie – la violence d’un outrage supérieur – est contradictoire avec le but poursuivi puisqu’il entraîne une répétition de la violence au lieu d’y mettre un terme. Mais en codifiant la réponse à l’outrage, cette fameuse loi du talion rend possible la naissance d’une punition distincte de la vengeance. La punition induite par cette loi se distingue en effet de la vengeance en ce qu’elle fait intervenir le jugement d’un arbitre et qu’elle est strictement proportionnée au crime commis, comme l’exprime tout le système d’équivalence que détaille le texte biblique. La punition est juste quand elle est infligée comme l’inflige Dexter, c’est-à-dire en respectant à la lettre le texte de cette loi d’égalité. Il agit sans implication personnelle, puisqu’il ne ressent aucun sentiment pour personne, et dans une stricte égalité entre le crime et la peine, puisqu’il ne verse que le sang de ceux qui l’ont versé auparavant, ni plus, ni moins. Ainsi, alors qu’il pourrait supprimer Paul, l’ex-mari de Rita, parce qu’il se remet à la battre, il respecte le principe d’égalité. Puisque Paul n’a pas tué, il ne sera pas tué. Mais puisqu’il ne respecte pas la liberté des autres, sa liberté ne sera pas respectée non plus. Dexter s’arrange pour qu’il soit pris en flagrant délit de violation de sa période de probation et qu’il soit renvoyé en prison. À chaque épisode, la série réaffirme un idéal de justice: celui de la nécessité que la punition soit équivalente au crime commis.

La loi du talion est une loi de justice parce qu’elle consiste à faire payer la dette exacte que le criminel a contractée en commettant son crime et non pas plus que cette dette. Autrement dit, elle permet de « mettre un peu d’ordre dans ce chaos» (lxl), pour reprendre une expression chère à Dexter. Mais il faut distinguer la lettre de la loi et l’esprit de la loi, rappelle plus loin Levinas. Si la lettre de la loi impose un système d’équivalence qui n’exclut pas la violence de la punition, son esprit semble au contraire un peu plus délicat.

Dans l’esprit en effet, cette loi aspire à la douceur. Infliger une punition qui correspond exactement au crime commis: une fracture pour une fracture, un œil pour un œil, un mort pour un mort, revient à vouloir limiter l’escalade de la violence qu’une punition disproportionnée ne manquerait pas d’entraîner. Légalité serait ainsi un principe de justice, parce qu’en prescrivant la mesure, elle limite l’escalade de la violence et empêche donc le conflit de reprendre. C’est donc bien d’abord l’esprit de retenue qui anime cette loi.

Plus encore, pour respecter l’esprit de cette loi, Levinas explique qu’il faut « relire les versets relatifs aux blessures faites à l’homme, comme si la question des dommages devait l’emporter chez le juge sur la noble colère que suscite Je méfait », et un peu plus loin: « L’humanité naît dans l’homme à mesure qu’il sait réduire les offenses mortelles à des litiges d’ordre civil, à mesure que punir se ramène à réparer ce qui est réparable et à rééduquer le méchant. Il ne faut pas une justice sans passion seulement. If nous faut une justice sans bourreau. »
Autrement dit, dans l’esprit, cette loi vise à mettre un terme aux supplices et aux châtiments que les hommes s’infligent lorsqu’ils sont emportés par la passion de la vengeance. En imposant l’égalité de la peine et du crime, il s’agit plutôt de passer à une justice corrective ou réparatrice dans laquelle la punition ne se justifie que dans l’exacte mesure où elle restaure l’égalité rompue par le crime et non parce qu’elle fait souffrir le criminel. Une dent pour une dent et un animal pour un animal désignent en fait des amendes et des dédommagements. Pour que la violence ne continue pas d’appeler la violence, la loi du talion invite donc les hommes à convertir la souffrance qu’ils s’infligent entre eux en des quantités évaluables pour que la punition puisse avoir lieu sur un autre terrain que celui de la violence physique.

Tel est « le drame de la justice qui s’humanise», comme l’explique Levinas: pour faire cesser la violence et pour que la vie sociale soit possible, il faut que la punition ne soit pas trop violente – une justice sans passion ni bourreau -, mais en même temps si la punition n’est pas suffisamment violente, elle semble ne pas tenir compte de la profondeur de la souffrance subie par la victime. De la même manière, pour faire cesser la violence, le meilleur moyen semble de « rééduquer le méchant» en telle sorte qu’il ne récidive pas, mais en même temps, s’il n’est pas puni pour ce qu’il a fait, on redouble l’injustice faite à la victime. Comment donc rendre la justice de façon légitime? Est-ce seulement possible?

Le drame de la justice humaine

Pour Levinas, ce paradoxe de la justice humaine est inextricable parce que celle-ci est tout simplement prise dans un piège. La justice, en tant que justice humaine, ne peut pas avoir d’autre but que la fin de la violence, c’est-à-dire la paix et la douceur entre les hommes. Or si la question de la justice se pose, c’est qu’il est trop tard: des hommes ont déjà fait souffrir d’autres hommes, des hommes ont déjà refusé de reconnaître la liberté de certains autres hommes. Le problème c’est que ce refus de reconnaissance est proprement irréparable par une punition, comme le reconnaît Levinas: « Et toute l’éternité et tout l’argent du monde ne peuvent guérir l’outrage qu’on a fait à l’homme. » Rien ne peut réparer cette offense si ce n’est le pardon librement demandé et librement consenti, mais avec lequel la justice des hommes n’a rien à voir.

Dans la 1re saison de ses aventures, le personnage de Dexter incarne un idéal de punition qui ne cède pas à l’allègement de la violence que demande pourtant la justice des hommes et que signifie en son esprit la loi qu’il applique, lui, à la lettre et sans faillir. Il a beau rendre une justice sans passion et ne pas verser dans la démesure de la vengeance, il incarne néanmoins une justice avec bourreau, qui n’a justement pas peur du sang, et qui veut aller chercher, jusque dans la souffrance des corps des coupables, la réparation de la souffrance causée. Cela lui permet-il de rendre effectivement la justice?

Certes Dexter punit là où la justice instituée laissait parfois échapper le criminel sans le punir. Et c’est ce qui permet de témoigner en sa faveur en reconnaissant que les meurtres qu’il commet puisent réellement à une intention de justice. Mais ce n’est pas pour cela que la justice est complètement rendue. Dexter finit malgré tout par se heurter à l’impossibilité de rendre réellement la justice parmi les hommes. La peine de mort infligée au criminel ne permet pas de faire revenir les victimes dont la vie  a été prise. Ce n’est pas parce qu’il ne s’impose aucune limite quant aux moyens de ses punitions qu’il peut réparer l’injustice commise. Ainsi à ceux qui accusent la série Dexter de militer implicitement pour la peine de mort, on peut répondre qu’au contraire elle en montre la vanité ou l’inutilité. Chaque épisode montre que l’exécution du meurtrier ne répare rien et que le crime est une « blessure qui saigne pour tous les temps », comme dit Levinas. Faire couler le sang des meurtriers ne permet pas d’arrêter l’éternelle hémorragie de la souffrance humaine. Dès lors il faut convenir que la justice ne peut pas être rendue de manière tout à fait complète, puisque l’égalité ne peut pas être réellement restaurée. On comprend aussi à la fin de la 1èree saison que cette contradiction constitue toute la clef du passé mystérieux de Dexter.

Finalement, la complexité du personnage de Dexter reflète la complexité qu’il y a pour les hommes à rendre justice ou à faire justice, après que des crimes ont été commis. La difficulté principale tient au fait que la justice humaine n’a pas d’autre choix pour être juste que de suivre un principe d’égalité et d’entrer ainsi dans une logique de correction – au risque sinon de se confondre avec la vengeance -, alors que les crimes qu’elle doit punir sont le plus souvent irréparables. Rendre justice revient donc à hésiter en permanence entre punir et corriger, puisque punir ne permet pas de corriger et que corriger ne suffit pas à punir. Au moment de sévir et d’érafler la joue de sa proie pour en prélever une goutte de sang, Dexter, lui, n’hésite jamais. Son assurance au moment d’agir fait de lui un meurtrier, même si les intentions qui l’animent sont celles d’un justicier.

Thibaut de Saint Maurice.

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