Des contes et des hommes

Le procès de la pierre

Le procès de la pierre

Un jeune adolescent du nom de Than voyage à pied jusqu’au village de son grand-père. TI marche depuis le lever du jour, il marche sans s’arrêter. A la tombée de la nuit, il arrive aux abords d’une ville. TI s’arrête en contrebas de la route et cherche un endroit pour dormir.

Than a quelques pièces de monnaie dans la poche, c’est toute sa fortune. Il craint de se faire voler pendant son sommeil et cherche un lieu sûr pour cacher son argent. Il voit une grosse pierre plate, la soulève et pose ses pièces dessous.
Rassuré, il s’allonge et s’endort.

Un homme peu scrupuleux passe tout près, au moment même où Than remet la pierre en place. Il attend que le jeune homme soit endormi, lui dérobe son argent et disparaît.

Than dort à poings fermés jusqu’à l’aube. À peine réveillé, il va se laver dans un ruisseau puis revient vers la pierre plate. Il la soulève pour reprendre ses pièces, pensant que cela pourrait lui payer un bon repas en ville.

Il soulève donc la pierre et passe la main dessous. Ses doigts ne rencontrent que la terre sèche.

Il tend tous les muscles de son corps et retourne entièrement la pierre. L’argent a bel et bien disparu. Than est désespéré, il ne comprend pas. Il éclate en sanglots et appelle au secours.
Des gens de la ville entendent ses pleurs. Ils s’attroupent autour de lui et lui demandent la cause de son désarroi. Entre deux sanglots, Than tente d’expliquer ce qui lui est arrivé. Petit à petit une foule l’entoure mais nul ne comprend ce qu’il dit quand le chef de la ville arrive. Il fend la foule, s’approche de Than et lui demande de se calmer pour lui expliquer la cause de son malheur.
– La nuit dernière j’ai dormi au bord de la route. J’ai caché mon argent sous une pierre. Au petit matin j’ai regardé sous la pierre et mes pièces avaient disparu.

Le chef fronce les sourcils, il réfléchit sérieusement aux propos de Than. La population guette sa réaction et se demande comment il va réagir.
– Où est cette pierre? demande le chef.
– La voici, répond Than en montrant à tous les habitants le lieu où son argent a disparu.
– Arrêtez cette pierre ! ordonne sévèrement le chef. Elle sera jugée pour vol Elle est sans aucun doute la coupable !
Les gens sont abasourdis, ils n’en croient pas leurs oreilles.
– Pourquoi me regardez-vous ainsi? Allez, saisissez cette pierre, c’est bien elle qui a dérobé l’argent de ce jeune homme !

Le ton du chef ne prête pas à discussion. Les habitants obéissent aux ordres. Ils saisissent la pierre et l’emportent sur la place centrale de la ville où se tiennent tous les procès. Le chef s’installe et son clerc ouvre les registres de justice, prêt à noter les échanges. Toute la population de la ville les entoure, curieuse du déroulement de l’étrange procès. Les assesseurs prennent position autour de la place. Le chef donne l’ordre d’apporter la pierre pour répondre à l’accusation de vol.
Deux hommes apportent la pierre plate et la posent devant le chef qui la regarde d’un air furieux.
Dans le public, chacun fait de son mieux pour retenir son rire. Chacun dissimule le sourire naissant sur son visage avec ses mains pendant que le chef questionne la pierre.
– Pierre, admets-tu avoir dérobé l’argent de ce jeune homme?
– Clerc, notez que le suspect refuse de répondre. Pierre, que faisais-tu au bord de la route? De quel village es-tu ?

Le chef n’a jamais été aussi sérieux. Il regarde sévèrement la pierre.
Dans la foule, les gens se cachent le visage pour rire.
– Quel est ton nom ? Quel âge as-tu ?
– …
Des ricanements jaillissent de la foule. Certains rient ouvertement, d’autres font mine d’éternuer ou de renifler. Le chef, excédé, regarde autour de lui sévèrement et dit:
– Vous savez qu’il est interdit de rire pendant un jugement. C’est une cour où la loi exerce ses droits. Je vous préviens, celui qui transgresse les règles du tribunal sera puni !

Il se tourne à nouveau vers la pierre et demande: – Pierre, tu te crois maligne? Ne pense pas que tu t’en sortiras en demeurant silencieuse. Réponds aux questions que je te pose. Qu’as-tu fait quand ce jeune homme s’est endormi ?

Qu’as-tu fait de son argent?
Le juge est hors de lui, il hurle:
– Tu te moques de la loi ? Puisque c’est ainsi, tu es condamnée à trente coups de fouet, ensuite nous te trancherons la tête !

La foule ne peut plus se retenir. Un homme ose éclater de rire, une femme ricane ouvertement et petit à petit tous rient à gorge déployée. Une clameur joyeuse s’élève sur la place et, le fou rire parti, nul ne peut plus l’arrêter.
Seul le chef garde son sérieux. Il regarde le public et attend le silence. Chacun fait de son mieux pour se contrôler et petit à petit le calme revient. Le chef se tourne alors vers son clerc :
– Note sur tes registres que, quand le public a entendu la sentence du chef lors du procès de la pierre voleuse, il a exprimé son mépris pour la justice par le rire et la dérision afin de tourner en ridicule son chef. Chaque personne présente est donc condamnée à verser une amende d’une pièce de dix piastres.

Plus personne n’ose sourire. Les hommes et les femmes se mettent en rang et payent leur amende. Le chef rassemble les pièces et les donne à Than :

– Tiens, mon garçon, voici un dédommagement pour le préjudice que tu as subi dans notre ville. Faute de rendre une vraie justice, on peut toujours essayer de consoler la victime.

Than, heureux, remercie le chef et reprend sa route.

Quant à la pierre, des hommes l’ont posée aux abords de la ville, lui ont donné trente coups de fouet. Ne sachant comment la décapiter, ils l’ont laissée au bord du chemin pour aider les voleurs à réfléchir avant d’agir.

Contes curieux.
Praline Gay-Para.
Babel.

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